Cela ressemble à un paradoxe. Ces dernières années, l'Irak et en particulier la région autonome kurde dans le nord de l'Irak sont devenus le deuxième pays d'origine dont sont issu:es le plus de réfugié:es ayant demandé l'asile en République fédérale d'Allemagne. Selon le rapport annuel de l'Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF), 13 742 réfugié:es irakien:nes ont demandé l'asile en Allemagne pour la seule année 2019, dont plus des deux tiers en provenance du nord de l'Irak. Dans le même temps, cependant, aucun autre pays ne voit autant de rapatrié:es « volontaires » que l'Irak. Sur les quelque 13 000 personnes ayant bénéficié en 2019 du programme « Perspektive Heimat » et de ses mesures, également appelées « aide au retour », la majorité (13 %) avait la nationalité irakienne. Comment expliquer que tant de personnes fuient l'Irak et le nord de l'Irak et qu'une proportion relativement importante d'entre elles y retournent « volontairement » ?
Pratiquement deux états : Irak et nord de l'Irak
Avant même le renversement du président irakien Saddam Hussein par la guerre d'Irak en 2003, la République d'Irak était au centre des intérêts divers d'autres États. De fait, le pays se caractérise par un haut degré d'instabilité et une division politique et sociale du territoire national : Alors que le centre de l'Irak, avec les grandes villes de Bagdad et de Bassora ainsi que la plupart des gisements de pétrole, est sous l'influence de la République islamique d'Iran, la gestion politique de la région autonome kurde dans le nord s'oriente fortement sur les États de l'OTAN, surtout la Turquie, les États d'Europe occidentale et les États-Unis. Contrairement au reste du pays, la région autonome kurde se démarque par une stabilité et une bonne situation en matière de sécurité suite à la fin de la domination territoriale de l’État dit islamique (EI). Autre caractéristique du nord de l'Irak : la division politique et administrative en une région orientale et une région occidentale, que les deux partis au pouvoir, le PDK et l'UPK, se sont partagées.
Depuis quelque temps, les habitants du nord de l'Irak n'ont plus nécessairement à craindre pour leur vie. Mais cela n'a pas toujours été ainsi. Au plus fort de son expansion territoriale en 2016, la milice fondamentaliste IS contrôlait de grandes parties du nord de l'Irak et pénétrait jusque dans les zones de la région autonome kurde. Les Yezidis qui ont échappé au génocide de l'EI, tout comme des millions d'autres personnes déplacés à l'intérieur du pays, ont cherché refuge dans d'autres parties du pays et dans la région autonome. Selon le HCR, l'agence des Nations unies pour les réfugié:es, il y avait encore près de 1,5 million de personnes déplacées à l'intérieur du pays en 2019. En outre, environ 280 000 réfugiés issus d'autres pays vivaient en Irak, principalement originaires de la Syrie voisine. De nombreuses personnes ont également fui à l'étranger à cette époque, notamment dans le nord de l'Irak sous domination kurde. Au plus fort de l'exode pour fuir l'EI en 2016, près de 100 000 Irakiens ont demandé l'asile en Allemagne. Même l'Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF) reconnaît qu'il existe des raisons valables de fuir l'Irak et le nord de l'Irak : plus de 50 % des demandes d'asile de ressortissants irakiens traitées en 2019 ont donné lieu à l'octroi d'un statut de protection.
L'absence de perspectives comme cause de la fuite
De nombreux Irakien:nes continuent de fuir vers l'Europe, confirme Karin Mlodoch, qui travaille depuis de nombreuses années comme coordinatrice de projet pour l'association de développement HAUKARI, active en Irak et dans le nord du pays. Pour elle, la principale raison de la fuite massive de la population, en particulier des jeunes, réside moins dans la situation économique que dans le manque de perspectives suite à des décennies de violence, face aux conflits en cours (l'EI n'est en aucun cas éliminé et au contraire, se renforce à nouveau), ainsi que dans la corruption et les abus de pouvoir de l'élite politique. « Ceux:celles qui n'ont pas de contacts étroits avec les partis au pouvoir se sentent impuissant:es face aux institutions de l'État et ont peu d'occasions de développer leurs propres perspectives de vie », explique M. Mlodoch. Cette description des faits cadre avec l'expérience des Irakien:nes qui ont participé au programme « Perspektive Heimat » et que nous avons interrogé:es pour « Rückkehr-Watch ». Ils ont rapporté des traitements dégradants de la part des institutions de l'État, une corruption généralisée et l'absence d'État de droit, notamment dans les actions des organes administratifs. Le marché du travail est également caractérisé par le clientélisme. À cela s'ajoute une situation économique extrêmement difficile.
Le racisme et le système d'asile restrictif comme motifs de retour
En Allemagne, de nombreux demandeur:ses d'asile irakien:nes sont victimes d'exclusion et de mépris, explique Roza Kurdo. L'ancienne employée d'un centre indépendant de conseil aux réfugié:es dans le nord de l'Allemagne a conseillé de nombreux Irakiens au retour « volontaire » entre 2015 et 2017 : « Les migrant:es ne veulent plus être traité:es comme des citoyen:nes de seconde zone. C'est pourquoi ils:elles repartent. » En particulier, la suspension du regroupement familial pour les bénéficiaires de la protection subsidiaire par le Bundestag en janvier 2016 a affecté de nombreux:ses demandeurs:ses d'asile irakien:nes qui espéraient une perspective de résidence permanente et un regroupement légal de leur famille. » Après cela, jusqu'à 15 personnes sont venues nous consulter chaque jour. Tous voulaient juste retourner dans leur pays », explique Kurdo. Or, en tant que conseiller:ères au retour, ils:elles n'avaient reçu aucune formation sur la situation dans les pays de retour et ne pouvaient donc pas vraiment conseiller les migrant:es sur leurs perspectives dans ces pays : « Notre service se limitait à remplir les formulaires avec eux:elles. »
Nous demandons à Hajjaj Mustafa si quelque chose a changé dans la pratique du conseil en Allemagne depuis 2017. Il est responsable du programme de réintégration au Centre européen de formation et de technologie (ETTC) à Erbil, la capitale du nord de l'Irak. Cette organisation non gouvernementale est l'institution qui, en Irak, coopère avec le programme européen de retour ERRIN et met en œuvre des mesures de réintégration dans les pays d'origine des migrant:es au nom des États européens. Mustafa constate que certain:es rapatrié:es reviennent encore avec de faux espoirs quant aux mesures de réintégration. Selon lui, cela s'explique par le manque d'échange entre les conseiller:ères en matière de retour en Allemagne et les assistant:es de réintégration sur place. Ce qui inquiète encore plus Mustafa, c'est la pression croissante que les autorités allemandes exercent sur les migrant:es en général afin qu'ils:elles partent, et plus particulièrement dans le cadre de l'aide au retour. La politique d'asile de plus en plus restrictive se fait clairement ressentir dans leurs séances de conseil : « Les rapatrié:es profitent souvent de l'aide au départ par peur et par désespoir afin de ne pas vivre l'expérience violente et traumatisante de l'expulsion ou d'épargner celle-ci à leurs enfants », poursuit Mustafa. Si les personnes ne partent pas vraiment de leur plein gré, une réintégration n'a pratiquement aucune chance de réussir.
Le financement de démarrage ne répond pas aux besoins
Tous:toutes les expert:es s'accordent à dire qu'une réintégration réussie est un processus extrêmement complexe. L'un des principes directeurs du programme de retour est d'aider les rapatrié:es à créer un emploi indépendant et rémunérateur. Or, depuis des années, les États et les entreprises occidentaux peinent eux-mêmes à moderniser l'économie de la région autonome kurde et à mettre en place un secteur privé. Il n'est donc pas surprenant que les rapatrié:es ayant pu monter une affaire ou une petite entreprise grâce à l'aide ne croient guère au succès à long terme de leur activité. Autre constat : « l'aide au démarrage » fournie par l’Agence allemande de coopération internationale (GIZ), par exemple, ne répond souvent pas aux besoins. Et les fonds octroyés à chaque rapatrié:e sont trop modestes pour permettre la mise en place d'un modèle économique durable. Quelques milliers d'euros ne suffisent pas, même dans le nord de l'Irak et en Irak. L'ancienne conseillère en matière de retour, Roza Kurdo, qui a elle-même interrogé des rapatrié:es dans le nord de l'Irak pour une étude d'évaluation, en est certaine : « Aucune des personnes ayant réussi à s'établir n'y est parvenue grâce à l'aide au retour. Au contraire, le soutien financier et social de la famille et des ami:es est crucial pour réussir professionnellement. »
S'ajoute à ceci un autre problème : les rapatrié:es ne sont accompagné:es que pendant un an au maximum. Les expert:es ne sont pas les seul:es à douter qu'une perspective à long terme sur la vie puisse se construire aussi rapidement. Selon une étude d'évaluation du programme « Starthilfe Plus » de 2019 que le BAMF a lui-même commandée, seuls 39 % des rapatrié:es interrogé:es ont un emploi huit mois après leur retour et seul:es 15 % peuvent vivre de leurs revenus. Pas même la moitié des rapatrié:es sont satisfait:es de leurs conditions de vie, et plus de 60 % envisagent de repartir en Allemagne.
Les limites du retour volontaire
Pour Nadia Mahmood, il fallait s'y attendre. La militante féministe d'Aman, organisation partenaire de medico, s'intéresse depuis longtemps au développement économique et au chômage des jeunes qui en découle en Irak : « Les jeunes sont tellement désespérés qu'ils travaillent gratuitement dans l'espoir d'obtenir un jour un emploi rémunéré par l'État. Comment le gouvernement allemand espère-t-il réussir, avec quelques milliers d'euros par personne, à donner aux jeunes d'ici une perspective durable ? » Si vous vous rebellez politiquement contre cette situation, comme cela s'est produit lors des grandes manifestations de l'automne 2019, vous vous mettez en danger, rapporte encore Mahmood. Tout récemment encore, en février 2021, cinq jeunes militants politiques ont été exécutés en pleine rue par des membres de la milice.
Lors de nos discussions avec les rapatrié:es et les expert:es, il est apparu clairement que le retour de nombreux:ses bénéficiaires du programme ne peut être considéré comme volontaire. Au contraire, ces personnes ont participé au programme en désespoir de cause et parce qu'elles n'avaient vu aucune perspective de rester. Les causes structurelles de la fuite et les raisons personnelles de la fuite n'ont quant à elles aucunement changé : la situation économique désastreuse, la rigidité des rapports de genre, l'autoritarisme politique et la corruption généralisée persistent. La réalité s'oppose diamétralement au nom du programme « Perspektive Heimat » : une fois sur place, les rapatrié:es sont dénué:es de toute perspective d'avenir.
« Le programme ne se concentre pas sur le bien-être de la personne. Il est censé faire en sorte que le plus grand nombre possible de migrant:es quittent à nouveau l'Allemagne. C'est malhonnête envers les participant:es au programme et je ne veux pas soutenir cela. »
Réfugié irakien et traducteur dans le cadre d'une procédure d'asile, à qui on a proposé de travailler comme scout de réintégration.
« Aucune des personnes qui ont réussi à s'établir n'y est parvenue grâce à l'aide au retour. Au contraire, le soutien financier et social de la famille et des ami:es est crucial pour la réussite professionnelle. »
Roza Kurdo, ancienne conseillère au retour